mardi 22 octobre 2013

Le blog de mon frigidaire

Nous venions d'investir dans un frigidaire de nouvelle génération. Il était connecté au réseau par l'intermédiaire de la WIFI, et pouvait m'envoyer des SMS pour me signaler par exemple qu'il était vide, ou m'avertir d'une coupure de courant, ou bien de toutes sortes de choses importantes relatives au bon fonctionnement d'un frigidaire. j'aimais bien le principe qui d'ailleurs, pouvait aller plus loin. Le frigidaire pouvait se charger des courses, si je lui confiais ma carte de paiement, et il pouvait aussi faire ou agir de mille et une façons en se connectant par le GRID à l'ensemble de l'électroménager de la planète.

Je lisais chaque message que je recevais avec un grand plaisir. J'avais l'impression qu'on pouvait compter sur ce frigidaire, il était poli, précis et devenais rapidement comme un membre à part entière de la famille. A la maison, je m'intéressais de très près à chacun de ses chuchotements, à ses hoquets, ses geignements, comme aux volutes de ses fumées froides, aussi à la chaleur que ses circuits dégageaient. J'étais un fier abonné du forum dédié à ce modèle sur le WEB, et partageais avec la plus grande joie, mes satisfactions, mes astuces, mes découvertes avec les autres utilisateurs de ce type de frigidaire.

Alors qu'une sorte d'amitié ou de familiarité grandissantes me liaient de plus en plus en plus à cette armoire à glace,  je découvris par hasard l'existence d'un navigateur spécialisé qui permettait d’accéder aux journaux techniques des objets connectés,  c'est à dire, à l'intimité de mon frigo. Après avoir consulté la marque, et relevé sur les étiquettes et les notices techniques, une série de chiffres permettant l'identification numérique de mon appareil, je me lançais sur ce nouveau navigateur. On m'avait prévenu : l'environnement était des plus austères, aucune interface graphique, juste des chiffres, des lettres, et des sigles qui défilaient à intervalle régulier sans aucune indication sur leur signification. C'était donc cela le journal de mon frigidaire, une même rengaine répétée sans relâche, que j'imaginais du type : "tout va bien ? Oui tout va bien !" 
 A force de lecture et d'observation, je remarquais toutefois qu'il existait d'infimes variations dans les messages, et que de temps en temps il se passait des choses inhabituelles. Je comprenais alors que ce dont il était question devait être beaucoup plus complexe que le seul souci du maintien en ligne.

Pour en savoir plus, je copiais donc quelques éléments de ce code dans une requête auprès de mon moteur de recherche, et fut extrêmement surpris par le nombre de retours. L'extrait de code était parfaitement indexé, reconnu par la machine, et pointait vers des milliers d'adresses WEB où il en était question. J'ai cliqué sur un lien résumé comme suit : "(le code), Savoir communiquer avec son frigidaire en mode graphique". C'était incroyable. J'avais l'impression de rejoindre ma communauté de prédestination. Je pensais que ma passion pour le frigidaire était un peu excentrique. Mais pas du tout. Le sujet intéressait aussi des tas d'autres personnes, dans le monde entier, et pas n'importe lesquelles, des développeurs. La simple curiosité, l'envie de symbiose avec l'objet,  s'était déjà transformées en un projet collaboratif. Je ne manquais pas l'occasion de m'y greffer. 

La première interface graphique permettait simplement de lire le code dans de meilleures conditions, plus agréables, plus esthétiques. Au succès de ces premières émulations, certaines marques répondirent en indiquant en langage humain les différents paramètres auxquels correspondaient ces séries de lettres et de chiffres. Mais l'affaire concernait plutôt les techniciens que les passionnés, les esthètes que nous étions... Et nous étions de plus en plus nombreux ! 

L'intelligence collective des usagers s'était emparée des listes, des séries et s’arque-boutait sur le décryptage des rythmes, des variations, des thèmes, de la tonalité associative des caractères, sur des lectures verticales ou en diagonales, ou selon des fonctions plus complexes comme des mises en fractal. Les outils de transcription avançaient vite. Ainsi un client de chez Arthur Martin venait de développer un logiciel basé sur des algorithmes génétiques, qui faisait apparaître derrière les listes, les sigles et les chiffres, un système de syllabes longuement répétées. Le Journal de nos frigidaire c'était : "ba ba ba baba ba ba baa ba aba .... ba ba baba", avec des fois des "ta" et des "ma". C'était tout simplement prodigieux, attendrissant, et surtout prometteur d'un accès futur, au moins à l'embryon d'un langage humain. Ce logiciel eut tout de suite un franc succès. Des articles très sérieux présentaient des séries d'onomatopées qui s'apparentaient à un hurlement, à une forme épurée du vibrato de la tristesse. Le blues du frigidaire commençait à être théorisé. Certaines publications constataient même les prémisses d'un apprentissage de la langue. Au fil du temps, les syllabes semblaient vouloir s'organiser d'elles mêmes, les unes par rapport aux autres. Un grand consortium d'électroménager eut l'idée géniale de mettre en scène au théâtre, ou plus exactement dans un "moulin art-science" spécialement aménagé pour l'occasion, ces textes abstraits. Les meilleurs acteurs se succédaient et interprétaient ses sons avec leurs tripes. Le spectacle avait attiré les foules, pourtant habituellement si rétives à s'emparer du théâtre postmoderne jugé trop élitiste. Certains frigidaires, les plus avant-gardistes de ce temps, étaient portés aux nues, célébrés comme des auteurs à part entière. Leurs mots incompréhensibles ouvraient, sans qu'on ne sache pourquoi, sur des univers intelligibles mais insondés. Les émotions circulaient dans ces nouvelles interfaces comme jamais auparavant.

La généralisation des processeurs quantiques devait marquer ce que les spécialistes du marketing ont appelé une "révolution e-pistémologique" dans la compréhension des objets connectés et par extension des objets de nature en général. On vît alors se développer à une vitesse frénétique des programmes de plus en plus sophistiqués en version béta, donc pas toujours très stables, qui parvenaient à renvoyer des embryon de textes, de phrases ou plutôt d'un phrasé, des blancs, des silences, des espaces. Mais en général, la révélation était de courte durée et très rapidement les subtils ordonnancements s'évaporaient des écrans laissant place aux délires syllabiques devenus habituels et moins intéressants. Tout le monde sentait bien qu'il ne s'agissait plus que d'affiner les règlages.

Enfin, les efforts conjugués des développeurs de plus en plus nombreux débouchèrent sur des versions stables. La vague d'enthousiasme fut sans précédent, car ce que nous découvrîmes à propos de nos frigidaires était sans commune mesure avec ce que nous avions pu imaginer. Ces êtres froids s'il en était, communiquait entre eux avec une chaleur inouïe. Les textes, les mots qui apparaissaient sur nos écrans ressemblaient à des haïkus, des Oulipos, à de la poésie fine, à des textes qu'on ressentait plus qu'on ne les décryptait. Les frigidaires nous offraient comme un spectacle de sensations intelligibles. La qualité des œuvres produites en à peine plus d'une nanoseconde dépassait toutes nos espérances. 

Un certain Docteur Z, un visionnaire, qui depuis l'âge de huit ans, enfermé qu'il était dans une chambre froide par ses parents, dans le sous-sol de leur maison, avait lancé le premier réseau social mondial pour frigidaires. On disait qu'il était devenu multimilliardaire en quelques mois. Un juste retour des choses quand on sait que ces parents indignes avaient délaissé ainsi leur fiston, du fait que ces gens souffraient d'une passion dévorante pour leur frigo vécue sur un mode psychopathologique. Le pauvre enfant aurait, d'après certains experts en pédopsychiatrie, compensé sa frustration en investissant toute son énergie, son attention, toute son ardeur, dans ce projet de réseau social, en fin de compte, consacré à la passion de ses parents. Le ressort psychologique de son génie aurait donc résidé dans cette simple motivation générique : il espérait tout au fond de son être, pouvoir être réhabilité par sa famille, qu'elle le reconnusse comme l'un des leurs, qu'elle s'intéressât enfin à lui ! Grâce au retentissement de cette histoire singulière, grâce à la somme d'innovations géniales que le Docteur Z a proposé à notre temps, on pouvait dire sans se tromper, que la famille du docteur était devenu ni plus ni moins que l'Humanité tout entière comprise dans son ensemble. Sa famille biologique d'ailleurs fut rapidement contrainte de changer de domicile, puis de changer de ville, de pays et même de planète ! Au fait, d'ailleurs, la famille Krupps ne put s’empêcher de revendiquer à propos toujours de cette histoire bouleversante, qu'un de leurs aïeux avait très tôt en son temps,  préconisé de se mettre au travail tôt le matin et de travailler sans chauffage, car le froid était censé stimuler l'intelligence...

Les textes des frigidaires qu'on découvrait chaque jour à l'aide de ces nouveaux programmes dégageaient une beauté à couper le souffle. Le développement informatique s'amplifiait encore car chacun était friand de nouveaux logiciels permettant d'interpréter ces poésies, dans leur genèses, dans leurs correspondances, dans leurs symbolismes. L'accès au texte caché devenait une véritable obsession de société. Notre ignorance avait longtemps caché la sensibilité blottie à l'ombre des frigidaires. Maintenant qu'elle était révélée, il devenait évident que ces textes sensibles masquaient à leur tour d'autres vérités, parmi les plus fondamentales. On découvrait des mondes incroyables, des amours exceptionnelles, une nature prodigieuse, des extra-ordinaires en pagaille. Toutes ces nouvelles activités qui s'inventaient au fur et à mesure, s'orientaient vers une forme d'herméneutique ou d'exégèse poétique totale et parfois totalitaire. Le point de vue des frigidaires révélaient les secrets d'une Humanité consacrée. 

De part leur niveau de culture, les philosophes, les anthropologues, les historiens, les linguistes, les artistes, les romanciers, même amateurs, ne connaissaient plus le chômage. Ils devenaient les principaux interlocuteurs des frigos. Ils étaient des nuées à collaborer avec des informaticiens. Ils participaient à l'élaboration des programmes d'interprétations automatiques, qui prenaient le relais de leurs savoirs anciens, si difficile à transmettre et à diffuser. L'application automatisée des connaissances à l'échelle industrielle des frigidaires aboutissaient toujours à des résultats surprenants mais indiscutables : ainsi un logiciel expérimental de réduction capitale était capable de contenir sans jamais trahir le sens, l'ensemble des œuvres complètes de Michel Omphray dans un seul mot. On pouvait même lire les œuvres à venir dans les contours du mots. L'Université populaire  réalisait que la  propagation  d'un mot était plus simple que le transport de centaines de volumes. A l'adresse des gouvernants, un autre logiciel proposait une miniaturisation des conseillers, afin d'économiser sur les frais de bouche, et la pensée de BHL tenait dans un point clignotant recroquevillé sur lui même, tendant toujours à disparaître, mais qui réapparaissait tout le temps.

Les simplifications, les raccourcis, les liens, les ouvertures que permettaient ces nouveaux paradigmes étaient complètement déconcertants. Une sorte de bouillonnement intense tenait l'ensemble des usagers entre eux comme des électrons autour d'un atome, mais sans atome. On comparait les plaisir de l'esprit  du frigidaire aux caresses qu'une mère prodiguait à son enfant. 

Mais cette effervescence de biens d'un nouveau genre avait aussi aiguisé les redoutables appétits des financiers. Cette nouvelle économie qui donnait une valeur infinie aux excédents de l'usage, car après tout un frigidaire sert essentiellement à conserver les aliments au frais, devenait  synonyme de perspectives de profits sans limite. Deux orientations inconciliables se profilèrent alors. Les tenants d'un texte unique, totalitaire et infini, qui se renouvelle sans cesse au gré des interprétations, mais toujours sur lui-même, en avançant, en allant à l'endroit, toujours vers devant même en reculant. Il s'agissait des tenants de la tendance frigobible. Il y avait les autres, moins unis et plus disparates, les tenants de la tendance frigomythe, qui se fichaient pas mal de l'itinéraire, pourvu que la déambulation soit possible, et que la cueillette sur les chemins de la découverte, féconde. Ces derniers était donc plus ouverts à la nouveauté, à la surprise, à la liberté, à la gratuité des textes et de leurs arrangements. Les premiers étaient terrorisés presque d'une manière instinctive par le risque dit du charabia, et donc se méfiaient des seconds comme de la peste. L'art pour l'art s'opposait à l'art utile, même en matière de frigidaire. Les uns souhaitaient que les images s'écoulassent paisiblement comme fleurissent nos rêves dans notre sommeil, les autres voulaient flécher cet imagerie vers une destinée ultime, réveiller la conscience de la valeur qui découlait des objets. La bataille pour la part maudite était engagée et allait provoquer des ravages.

Les frigobibliques revendiquaient de fait, sans toujours l'exprimer très clairement une limitation des interprétations, des liens, des raccourcis, une sorte de domaine réservé, ou au moins surveillé. C'était assez simple, dans la profusion esthétique, de sensibilité, d'émotions que les textes de frigidaires suscitaient, il en existait certains qu'eux ne trouvaient pas si beaux, voire scandaleux et dangereux pour l'avenir du monde. Ils ne souhaitaient surtout pas interdire quoi que ce soit, ce qui eût correspondu à tuer la poule aux œufs d'or, mais juste un peu reprendre la maîtrise en bon père de famille, avant qu'il ne fût trop tard. Mais très paradoxalement cette intention qui se muait en stratégie ne pouvait pas être efficace sans alimentter librement le système d'interprétations, d'émotions, et d'associations libres. 

Donc pour dire Non ! Il fallait dire Oui ! Et pour dire Oui qui dit non, et qui contredit un Oui qui dit oui mais qui n'est pas un bon oui, il a fallu investir des sommes colossales dans la réalisation du projet, "coûte que coûte". Il devenait donc de plus en plus essentiel de développer encore plus vite, et encore plus massivement des programmes orientés bibliques, de forcer l'adhésion des usagers en vantant leur supériorité supposée, d'éduquer et de domestiquer leurs goûts, leurs appétences. La promesse d'un rendement à terme hors de toute mesure suffisaient à mobiliser les fonds et à convaincre les investisseurs. Très rapidement, la quasi totalité de la richesse mondiale avait été misée sur ce plaisir du rêve et de l'imaginaire. Les infrastructure matérielle furent du même coup totalement négligées. Les divers maintenances reportées. Et alors que le foisonnement de poésies sombrait dans l'inflation de la folie d'une guerre identitaire entre biblo et mytho, dont les motifs réels échappaient d'ailleurs complètement aux usagers, les serveurs mutaient en position off, ou de sécurité, les nuages s'effondraient les uns après les autres, les câbles rouillaient sur place, et bégayaient un signal ridiculement faible. Les ingénieurs alertaient mais sans succès. Une catastrophe était annoncée, et pourtant les frigidaires produisaient encore du texte qui empruntaient on ne savait quel chemin. 

Mais un jour tout s'est arrêté. Peut-être que quelqu'un a pris la responsabilité de tout faire commuter. Peut-être la nature elle-même. Enfin, la décision a du venir de très haut. Pour reconstruire, les rêveurs étaient à nouveau invités à s'animer d'une passion toute tayloriste. Les programmes d'interconnection entre les humains et les frigidaires ne restaient plus qu'un vague souvenir, la curiosité envers les systèmes d'information qu'à peine tolérée. 

Nous venions d'apprendre que les objets usuels en savaient beaucoup plus que nous. Cela nous aurions préféré vite l'oublier. Mais nous venions d'en déduire aussi la nécessité usuelle de devenir comme eux.

Je regardais avec admiration mon compagnon, le frigidaire. Il gardait au frais tout ce savoir, le langage même de la substance de nos vies ! Je remplissais négligemment en même temps un questionnaire standard à propos de mon appréciation détaillé du service de SMS que cet ami fidèle m'offrait. Mais  j'entendis tout à coup au détour d'une question qui m'était posée, la voix de mon frigo, qui se posait comme un courant d'air glacial comme l'écho d'un interrogatoire dans une grande pièce vide et sans lumière. Mon téléphone me signalait la réception simultanée d'un SMS justement de la chose. C'était écrit : "T'est givré mon gars, il est temps de dégivrer !" Et sans aucune résistance aucune : je me suis liquéfié.

lundi 21 octobre 2013

Jojo le Maire où ?

Un article récent paru dans internetactu fait état des difficultés actuelles dans le financement des projets urbains.
 "Les acteurs publics et les grands opérateurs urbains n’ont aujourd’hui plus les moyens de faire face seuls à l’ampleur et la complexité des défis urbains. D’autres imaginations, énergies, ressources doivent être mobilisées..."
 La solution envisagée fait appel au crowdfunding, un moyen très efficace de financement :
« Le crowdfunding ou « financement par la foule » est un nouveau mode de financement de projets par le public. Ce mécanisme permet de récolter des fonds – généralement de petits montants – auprès d’un large public en vue de financer un projet artistique (musique, édition, film, etc.) ou entrepreneurial. Il fonctionne le plus souvent via Internet. Les opérations de crowdfunding peuvent être des soutiens d’initiatives de proximité ou des projets défendant certaines valeurs. Elles diffèrent des méthodes de financement traditionnelles et intègrent souvent une forte dimension affective. »
Voilà quelque chose de nouveau qui parait carrément amazing !

- Mais Monsieur le Maire, du coup qu'est-ce que vous allez foutre ?
- Au niveau des communes, le principal objectif est de garder la main, de maîtriser notre action. Il n'est plus supportable d'entendre un maire déclarer, "mais ce n'est pas moi ! C'est l'Europe, c'est l'Etat". Je ressens toujours cette dilution de la responsabilité comme un échec personnel. Nos électeurs méritent mieux et ils nous le font savoir.
- Mais alors concrètement, vous faîte quoi ?
- Je négocie. Je négocie avec les autres communes qui font partie de l'agglo. On a créé un réseau de ville de moins de 10 000 habitants, un autre pour les moins de 20 000, etc, à l'échelle du département. A plusieurs on est plus fort pour traiter nos problèmes particuliers, et les réseaux font le pendant à ceux des agglomérations au niveau départemental, régional et même Européen. Nous défendons nos intérêts particuliers, et nous participons aussi à ces autres réseaux parce que nous défendons aussi l'intérêt général. Après, il faut encore négocier avec l'Etat ou avec ses administrations, convaincre au niveau local, mais aussi national, et parfois supra-national. Nous élaborons des stratégies de bonne gouvernance, nous refondons les domaines de compétence administratives. Nous partageons des expériences carrément au niveau mondial. Je discutais d'ailleurs récemment avec mon homologue Chinois qui se plaignait de la trop grande complexité de leur système politique et administratif. C'est évident pour tous ceux qui ont essayer de travailler avec les Chinois : on y comprend rien et on a toujours l'impression de se faire avoir... Et nous sommes tombé d'accord, c'est très mauvais pour la confiance...
- En effet, quel programme !
- Mais ce n'est pas tout. Car évidemment toute cette organisation nous cherchons à la rendre plus fluide, à la clarifier, à la rendre plus accessible pour n'importe lequel de nos électeurs de blase, si je puis dire. Nous travaillons aussi très dur à la numérisation globale de ce système. Chaque réseau réel est doublé d'un réseau virtuel, qui a son tour génère des synergies administratives, des nouveaux liens bénéfiques, des raccourcis, des simplifications, auxquels nous n'avions jamais pensé, et auxquels il faut savoir faire face. Simplifier au maximum, voilà notre mot d'ordre...
- Mais vous savez faire ça ?
- C'est difficile. Nous ne maîtrisons pas la totalité des ressources technologiques. Alors nous devons négocier avec les acteurs privés du secteur, ce sont des grands groupes avec lesquels nous avons pris l'habitude de collaborer. Mais quand il s'agit de les faire travailler tous ensemble, on se heurte à des difficultés insurmontables, à des incompatibilités de format, des problèmes de traductions hasardeuses, surtout des clauses de contrat, car ils ne parlent pas tous la même langue, mais nous progressons tous les jours dans la standardisation des problèmes comme des solutions. Et cela, nous coûte beaucoup d'argent, mais tant qu'on nous en prête... Nous sommes toujours limités par nos moyens au regard de ce qui pourrait être fait...
- Mais où va tout cet argent ?
- Justement nous nous sommes associés avec un grand établissement financier pour garantir le bon usage de l'argent des contribuables. Nous avons appris à remonter à contre courant les flux de devises, comme des saumons pour frayer au plus rentable. Les dépenses d'aujourd'hui sont notre avenir. Nos dépenses sont notre richesse ! Rappelez-vous de ce dicton,  comme je vous le dit !
- Mais les cours de cash, vous les remontez jusqu'où ?
- Au plus en amont possible, en explorant aussi toutes les dérivées, les resurgences...
- Et ça donne quoi ?
- Vous aurez du mal à me croire, toutes ces questions paraissent complexes, mais j'en discutais justement avec l'un de mes conseillers qui m'expliquait, sans pouvoir l'affirmer avec certitude, que très rapidement on allait se rendre compte, preuves scientifiques à l'appui, que nos dépenses remonteraient toutes dans une même poche... Simple ! Non ?
- Monsieur le Maire, vous connaissez les Îles Caïman ?
- Oui ! C'est exact d'après mon conseiller, ce serait dans cette région que le cash finirait par déboucher...
- Et vous y êtes allés voir ?
- Ça, je n'aime pas trop en parler aux journalistes, je vous le dis entre nous, parce qu'on a vite fait de jazzer, et qu'il faudrait tout de même pas qu'on croit que les politiques se paient des croisières sur le dos des contribuables...
- Alors ! Dites !
- Nous avons monté plusieurs expéditions, des expéditions ambitieuses et importantes pour mieux connaître ces Îles Caïman...
- Et alors ?
- Alors ? Nous ne les avons jamais trouvées !
- Comment ça ?
- Oui, elles existent, elles sont indiquées sur les cartes, mais quand on y va, on ne les trouve pas là où elles devraient être. Elles ont disparu !
- C'est absurde !
- Non, pas absurde. Nous avons mandaté des scientifiques de haut vol, pour plancher sur le sujet. Et ce serait à cause du changement climatique.
- Je ne comprends pas...
- Si, si, les îles Caïman auraient été englouties par l'océan suite au réchauffement et à la montée du niveau des eaux.
- Mais où va l'argent alors ?
- Ben ! Aux Îles Caïman quand même ! C'est cette énigme que nos polytechniciens cherchent à percer. Le système fonctionnerait encore sous l'eau. Mais retrouver un système sous-marin dans l'immensité de l'océan... Vous comprenez le problème !
- Vous ne disposez pas d'avions renifleurs ?
- Ben ! Non ! La technologie est hors de prix, et quand on nous les a proposés, nous n'y avons pas cru. Vous comprenez, il y avait eu le précédent des avions renifleurs de pétrole à l'époque de Giscard d'Estain. Alors nous nous sommes méfiés.
- Il paraît que les Américains en ont !
- Et, oui ! Et, c'est grâce à ces technologies futuristes qu'ils écoutent nos secrets.
- Mais des avions renifleurs, il y en a des pas chers...
- Tout est relatif...
- Si, mon beauf à un copain qui bricole pas mal et je sais qu'il en a fabriqué. Alors si vous avez un petit budget...
- D'accord, mais derrière il y a la maintenance...
- Pas de maintenance ! Ce sont des avions qui ne volent pas...
- Intéressant ! Mais ils font quoi alors ?
- Ils reniflent, c'est tout. Vous pouvez même les installer sur un rond-point.
- C'est bien ça, j'en fait plein en ce moment. Ils sont esthétiques les avions de votre pote ?
- Nickel magnifique ! Ils sont beau comme un bouquet, une gerbe de magnificence. Enfin c'est ce qui a de marquer sur son prospectus...
- Mais ça fonctionne comment ?
- Très simple : ça renifle tout, et tout ce qui pue ça vous le renvoie en temps réel. Si les Îles Caïman, ça pue, vous pourrez les localiser sans problème, rien qu'à l'odeur. Sinon, c'est que ça ne pue pas ! Vous pouvez alors passer à autre chose.
- Génial ! Vous me laissez le contact ?
- Mais dites-moi franchement, Monsieur le Maire, votre boulot ça consiste essentiellement à construire des ronds-points...
- Euh ! C'est réducteur.
- Ce n'est rien de plus qu'une guérite avec un petit monsieur casqué ou coiffé qui gesticule dans tous les sens avec un sifflet dans la bouche...
- Oui ! C'est drôle ça !
- Vous aimiez jouer au train électrique quand vous étiez petit ?
- J'adorais ça !
- C'est comme les jeux vidéo, ça a parfois des conséquences désastreuses dans la vie réelle...
- Sûrement que ça a du générer de nombreuses vocations pour devenir chef de gare ou cheminot...
- Mais finalement, Monsieur le Maire, le crowdfunding, c'est, je résume en gros, "aide toi ! Le ciel t'aidera ?"
- Oui ! Vous avez le sens de la formule ! "Aide-toi, le ciel t'aidera !"
-  j'ai appris ça en instruction civique.
- Très bien l'instruction civique !
- Mais dites-moi, le ciel laïque et républicain, c'est un peu vous ça ? Non ? C'est votre nouveau rôle ?
- Moi ! Le ciel ? Alors un ciel sans un nuage, tout bleu, un grand ciel bleu au service de mes électeurs...

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vendredi 18 octobre 2013

Culture : de l'évolutionnisme au métissage #6

A travers l'exemple des manières de table, la culture est présentée comme une co-élaboration, qui s'effectue au sein de la société sans un projet initial précis, avec une marche à suivre, des étapes à franchir. Le changement culturel et social ne suit pas une ligne prédéfini, mais en cheminant produirait plutôt des conceptions nouvelles, des colorations nouvelles pour la réalisation de nouveaux projets. Le développement des sciences peut s'inscrire dans ce contexte socio-historique : il s'agit d'un projet novateur pour acquérir des connaissances sur la nature, sur la société et sur l'Homme, qui élimine d'autres méthodes fondées par exemple sur la théologie, sur la magie, sur l'alchimie, sur des dons, sur la superstition, sur la tradition... Les sciences s'imposent autant par leur efficacité à dépasser certains de ces savoirs, qu'en démontrant l'inconsistance de certains de leurs fondements. Il faut toutefois garder à l'esprit que la science est un procédé de connaissance, relativement récent, et quel que soit le jugement de valeur contemporain ou "scientifique" qui peut être fait sur des savoirs traditionnels ou invérifiables, ces derniers ont joué et jouent encore parfois un rôle équivalent. A partir du 19ème siècle, des approches inspirées par la science s'attaquent à des questions humaines et sociales. Mais prisonniers des convictions héritées de la philosophie des Lumières, c'est à dire par l'idée que la civilisation européenne est la seule qui ait atteint un degré élevé de culture, les observations et les analyses produites, bien que toujours utiles sur un plan documentaire, ont débouché sur des résultats durablement biaisés. 

L'évolutionnisme
Dès le départ, la pensée anthropologique s'est efforcée de mettre en évidence une évolution sociale et culturelle : au bas de l’échelle les peuples les plus primitifs qui vivent encore à l’état de nature (Papous, Pygmées, Aborigènes), en haut l’homme blanc européen et entre les deux, des stades de civilisation fonction de leur degré d’organisation sociale (comme la Chine, l’Inde avec les castes ou  l’empire du Japon). En fait, l'anthropologie à ces débuts cherche surtout à comprendre ou à expliquer presque mathématiquement, comment les sociétés se perfectionnent, pour arriver jusqu'à elles, pourquoi chaque étape est nécessaire, ce qui revient à tenter de comprendre la logique, les lois de l'évolution. Qui aurait la maîtrise de ces lois, pourrait espérer améliorer en tout cas maîtriser, l'histoire et l'organisation de la civilisation. Le raisonnement paraît parfaitement logique et rationnel au premier abord : comprendre comment on devient « nous », et utiliser cette connaissance pour « nous » améliorer.

Ces approches qualifiées d’évolutionnismes sociaux s'inspirent directement des théories de l'évolutionnisme biologique ou du darwinisme. Elles postulent que l’humanité évolue d’un état primitif de mode de vie, de production ou d’organisation à des états de plus en plus complexes (le stade le plus élevé étant
représenté par la civilisation européenne), et que les formes les plus simples des cultures sont destinées à disparaître, ou tout au plus, à se perpétuer que comme des survivances.

Ces travaux sont parvenus à proposer des théories d'un développement suivant systématiquement plusieurs étapes logiques (Morgan) : la sauvagerie, la barbarie, la civilisation, ou bien, la chasse, l’élevage, l’agriculture, l’artisanat et l’industrialisation. Ou encore au niveau religieux : l’animisme, le polythéisme, le monothéisme... Les théories veulent expliquer comment et pourquoi ces étapes s'enchaînent. Il s'agit de découvrir des mécanismes rationnels et logiques, qui accompagnent ou fabriquent l'histoire Humaine, et qui expliquent peu ou prou la supériorité de l'homme européen et de sa civilisation comprise comme le stade le plus abouti de l'Humanité.

Ces théories qui ont connu un franc succès à leur époque ont été peu à peu abandonnées, mais elles ont persisté sous d’autres formes : par exemple la référence à des pays sous-développés ou en voie de développement. 

L'ethnographie
Progressivement d’autres théories, issues notamment des travaux sur le terrain vont pousser la critique de l'évolutionnisme. Les ethnologues veulent donner plus d'importance aux méthodes qui permettent de recueillir des informations et de les traiter à partir d'observations directes sur le terrain. Par le biais de ces méthodes plus rigoureuses , celles de l'ethnographie, les enquêteurs cherchent à se départir de toute interprétation de ce qu'ils voient ou entendent en fonction de leurs propres idées, leurs pré-notions, de ce que leur propre culture, culture occidentale interprète directement. Il s'agit de se dégager de l'ethnocentrisme. Pour y parvenir, l'ethnologie va s'efforcer de comprendre la cohérence et les logiques internes à chaque culture et à les comparer entre elles, en gommant le plus possible, la référence à la civilisation.

Le fonctionnalisme
Ainsi le fonctionnalisme développe l’idée que chaque phénomène culturel, chaque élément d’une culture (mythe, rite, mode de vie, objets) remplit une fonction particulière. Par exemple un rite religieux qui peut apparaître étrange, ou barbare, doit être compris en rapport à sa fonction, de lien social, ou de son rapport à une production économique, ou du rôle qu'il joue pour asseoir un pouvoir politique... Tout les éléments observés sont examinés dans leurs rapports fonctionnels avec la totalité du corps social, qui de fait est organisé par ses différentes fonctions.

Des sociétés sans histoire
Cette façon scientifique de procéder a permis d'acquérir de nombreuses connaissances sur les différentes cultures de la planète, aussi d'en conserver des traces précises. Mais le fondement même de la méthode, c'est à dire, l'Idée que toute manifestation culturelle a une utilité laisse peu de place à l'idée de changement. Si la société fonctionne comme un mécanisme d'horloge, aucune transformation n'est jamais souhaitable, ni nécessaire. Ainsi, cette approche  conduit à penser que ces cultures et ces sociétés sont comme figées depuis le début de l'humanité, sans histoire, sans changement, toujours identiques à elles-mêmes. Éternel retour au point de départ, en instaurant le progrès comme le propre de la civilisation de l'homme blanc, les autres cultures restent figées dans l'enfance perpétuelle des origines de l'humanité.

 
Des sociétés homogènes et sans contradiction
L'héritage légué par l'ethnologie et par cette approche fonctionnaliste est illustré par une collection de documentation sur des ethnies, des peuples, qui ont chacun un lieu de vie défini, des coutumes, des traditions établies, comme dans un répertoire définitif. Or chacune de ces ethnies, chacun de ces peuples vont rapidement se modifier du simple fait de leurs contacts avec des occidentaux. Si bien que les ethnies, ou les tribus si précisément décrites par l'ethnologie n'existent plus dans le même état. Elles ont changé, bougé ou sont en situation de crise. Paradoxalement, elles ré-intègrent dans leur mode de vie, des rites ou des traditions telles que les ethnologues les ont décrits, pour des raisons plus économiques et touristiques, qu'en lien avec la cohérence d'un mode de vie traditionnel. Éternel retour aux conceptions premières qui ont voulu expliquer les différences culturelles, justement celles que le projet de l'ethnologie voulait gommer : les touristes de la civilisation mondialisée viennent au spectacle des origines de l'humanité.

Culture et histoire
Les enjeux actuels de la culture, tant sur plan politique que social s'établissent sur une vision beaucoup plus dynamique et s'appuient sur l’historicité des peuples, des communautés, des groupes sociaux, sur leurs variations territoriales, sur les processus de contact et de transferts culturels.

La notion de culture entendue comme l’ensemble concret de croyances et de pratiques partagées par un groupe humain est de plus en plus abandonnée par les anthropologues. Même dans les sociétés peu différenciées, on ne peut affirmer que la culture est cohérente, stable, fermé sur elle-même. Aujourd'hui les sciences sociales insistent beaucoup plus sur les contradictions entre les différents éléments d’une culture, sur le manque d’intégration, sur l’importance des résistances, sur l’aptitude des cultures au métissage et au changement.

Conclusion

Nous venons de cheminer longuement à travers la notion de culture. Finalement nous constatons que cette notion qui est un thème majeur des sciences sociales depuis plus d'un siècle, n'est pas vraiment fixé qu'elle se transforme et s'actualise sans cesse. C'est que les sciences sociale, tout objective qu'elles souhaiteraient être sont elles-mêmes inscrite dans un moment historique et participent elles aussi de la culture du moment. Nous avons remarqué que l'approche scientifique de la culture, lorsqu'elle a pour objet la culture des autres semble apporté après beaucoup d'effort de méthode, des résultat objectifs et définitifs. Mais ces résultats sont remis en question car ils ne se généralisent pas à l'ensemble des sociétés, aux nôtres notamment. Nous avons mis en évidence que la culture avait un rapport avec l'évolution de la biologie humaine, qu'elle avait été utile et indispensable au développement de l'humanité sans toutefois parvenir à bien définir son mécanisme d'actualisation, sa logique spécifique. La culture s'élabore au fil de l'histoire, au fil des générations, des rencontres, des oublis, des échanges, des conflits, des résistances, des mélanges... Il s'agit d'un phénomène extrêmement dynamique et créatif en soi. Nous avons vu que cette créativité ne suivait pas un fil conducteur très bien défini. Elle ne permet pas par exemple de franchir des étapes. Elle ne pointe pas vers un objectif de développement. Elle permet tout au plus un certain type d'adaptation au milieu naturel et surtout aux autres. Cette créativité fait appel à une forme de langage, qui peut être parlé ou écrit, mais aussi peint, dansé, chanté, rêvé : un langage qui permet la représentation symbolique. La culture peut être appréhendée en fin de compte comme un outil qui permet de « régler » ou plus exactement de "jouer" un certain type de communication entre les gens, un type de communication sensible et presque charnelle...

mercredi 16 octobre 2013

Culture : changement et création #5


Comment comprendre la confusion entre culture et civilisation

Le projet de Norbert Elias
Norbert Elias, un sociologue Allemand, a voulu comprendre comment cette notion de culture universelle, ou de civilisation était apparue dans l'histoire Européenne. Elle y est apparue car il s'agit d'une notion nouvelle. En effet, l'Europe du moyen âge ne connaît pas de telle glorification de sa « culture ». Au contraire, elle emprunte chez les arabes, chez les indiens, les chinois. La suprématie européenne n'est pas de mise. Les mœurs y compris dans les classes dirigeantes ne sont pas des plus sophistiqués, comme ce sera le cas par la suite. Alors que s'est-il passé en Europe entre le 14éme et le 16éme siècle, et qui s'accélère jusqu'au 18ème, qui permette de mieux comprendre la constitution de cette idée ?

L'étude des manières de table

Les manières de table comme indicateur du processus de civilisation :
L'indicateur culturel qu'il a choisi d'étudier est le changement intervenu au niveau des manières de table. Il analyse les manuels de savoir vivre publiés au long de cette époque, montre comment les règles et les préconisations deviennent de plus en plus exigeantes, précises, sophistiquées, compliquées. Il montre comment les changements d'habitudes préconisées sont justifiées par un objectif de civilisation, i.e comment un homme ou une femme civilisé doit se comporter à table. Il montre comment le processus de civilisation consiste en une opération de distinction, des hommes entre eux (ceux qui sont distingués et les autres), de l'Humanité face à la nature (opposition culture nature), de la raison contre la pulsion (opposition psychologique et individuelle du calcul face aux impulsions).

Mise en évidence du changement
Avant le 14ème siècle, à l'époque de la chevalerie médiévale, on édite pas ou peu de manuels pour se tenir correctement à table. On a l'habitude de manger avec les mains, les manières sont désinvoltes.
Ainsi à partir du 14eme siècle les recommandations au sujet des manières de table commence à évoluer mais elles restent toutefois encore assez rudimentaires : il ne faut pas faire de bruit en mangeant, il ne faut pas renifler, il ne faut pas cracher sur la table ou se moucher dans la nappe... Il faut dire qu'au moyen âge les classes dirigeantes, les nobles, les seigneurs sont des militaires qui mènent une vie assez rude, aventurière, ils vivent souvent à la campagne (les châteaux forts n'étaient pas d'un grand confort). Ils prêtent assez peu d'attention à ce qu'on appelle le savoir vivre. Pourtant quelques générations plus tard, ces mêmes personnages, leurs descendants auront quitté leurs tenues militaires, changé leurs manières, s'apprêteront d'une manière de plus en plus élaborée pour paraître en société, adoptant des attitudes et des comportements de plus en plus étudiés, précieux, comme le montre par exemple le film ridicule. Alors pourquoi ?

Comment la sociologie influence la culture
Norbert Elias montre que ce changement culturel se produit dans le même temps qu'un changement sociologique important. Ainsi le 14eme siècle voit l'apparition et le développement des cours autour des monarques Européens. La pacification des royaumes, la monarchie absolue, le renforcement du pouvoir central font que les seigneurs, les nobles se font moins la guerre. Le prestige, le pouvoir, l'argent, les faveurs se gagnent moins sur le champ de bataille que dans l'entourage du roi. Dans toute l'Europe ce phénomène de cour se renforce très rapidement. Or, c'est dans ces sociétés de cour que vont se fabriquer et s'élaborer de nouvelles pratiques, de nouvelles façons de se représenter, de nouveaux rapports aux autres, une nouvelle civilisation. En quelque sorte ces cours royales ont permis à la noblesse de se reclasser.

Pourquoi et comment ces nouvelles sociétés vont elles modifier durablement les mœurs, les habitudes qui vont être diffusées et transmises jusqu'à nos générations ?

Le phénomène de cour
La cour regroupe les gens dans un lieu fermé et limité. C'est cette caractéristique que va mettre en avant N. Elias, pour interpréter l'invention des manières de table comme celle de la notion de civilisation. Pour commencer, il fait remarquer que la constitution des premières cours médiévales, dès le 12ème siècle, coïncide déjà avec l'apparition de conceptions nouvelles qui se renforceront et se généraliseront par la suite. La courtoisie chantée par les troubadours apparaît dans ces premières cours. La courtoisie propose d'adopter un ensemble de transformations dans les comportements, caractérisé par le respect de conventions plus contraignantes, un contrôle mieux assuré des conduites, des relations moins brutales entre les hommes et les femmes. Ces premières grandes cours apparaissent à l'intérieur d'une société globale guerrière et encore peu pacifiée. Elles constituent des îlots de civilisation où s'esquisse un nouvel art de vivre.

Conséquences du confinement dans les cours
Cet art de vivre va nécessiter pour se développer et se perfectionner la généralisation des cours qui caractérise l'état absolutiste, et de plus sévères exigences quand à la maîtrise des affects, une plus grande civilité. Pour Norbert Elias les règles de vie vont se perfectionner au sein des cours, d'abord pour des raisons démographiques, parce que des gens habitués à avoir de l'espace vont se retrouver confiner dans un même lieu. Chacun est de plus en plus tributaire des autres, et cela n'est pas sans conséquence. Elias observe que ce confinement modifie aussi la psychologie des personnes. Il faut prévoir les conséquences de ses actes, les réactions immédiates des autres, qui eux mêmes raisonnent de la même façon. Ailleurs, dans les grands espaces, il est plus facile d'agir selon les impulsions du moment, de ne pas prévoir, de ne pas calculer. Au sein des cours il devient par exemple nécessaire de découvrir les mobiles cachés de l'autre, ses calculs qui motivent son comportement, sa psychologie. A la cour un calcul emporte l'autre, dans la société « non-civilisé » une pulsion emporterait l'autre.

Le façonnage
Pour les membre de la classe supérieure de la société d'ancien régime, l'élégance, la tenue vestimentaire, le bon goût était certes rendu possible par leur existence de rentiers, mais indispensables pour leur assurer, dans un monde de compétition, le prestige, la considération et le pouvoir. N. Elias montre que les facteurs qui entrent en ligne de compte dans ce processus sont spécifiquement sociaux. L’hygiène, ou le développement technique, même s'ils accompagnent le changement n'en constitue pas la cause ou le fondement.

La diffusion
La diffusion de ces nouvelles manières à l'ensemble de la société serait aussi le résultat de la concurrence entre aristocratie et bourgeoisie. Les Bourgeois imitant les manières d'être des aristo, qui en retour auraient accru les exigences de la civilité afin que cette dernière conserve une valeur discriminante.

Conclusion

Quelques idées reçues
Donc les manières de table que nous pratiquons ont été façonnées par une société, par l'interaction des personnes de cette société, qui ensemble, dans la durée ont inventé ces nouvelles normes ou conventions avant qu'elles ne deviennent pour nous des évidences. Si aujourd'hui on se pose la question du pourquoi nous mangeons avec un couteau, une fourchette, un certain type de service, là où d'autres mangent simplement avec leur main, on répondra en mettant en avant l'aspect pratique, peut-être des question d'hygiène et de propreté. On apprend aux enfants à bien se tenir à table, à ne pas manger comme des cochons, c'est à dire le plus souvent avec les doigts. En arrière plan, même s'il est difficile de se l'avouer, il y a l'idée de manger d'une manière civilisée, "pas comme des sauvages"... Pourtant chacun de nous a pu faire l'expérience du charme, de la viabilité, de la convivialité de manières de tables très différentes issues d'autres cultures.

Le processus de transformation
Nous devons retenir à la suite de cet exemple le processus d'un changement culturel. Si nous suivons Norbert Elias, au départ ce sont les nouvelles conditions de vie sociale, c'est à dire dans ce cas là, la création des cours, le confinement, l'augmentation des relations interindividuelles, et l'existence de nouveaux enjeux de pouvoir qui en constituent la base. Le changement culturel se développe sur une dynamique de distinction, d'un certain groupe par rapport au reste de la société (dans le même temps les manières de tables des paysans n'ont pas tellement changé), une dynamique de distinction entre les personnes qui constituent ce groupe. Par la suite le modèle se diffuse aux autres couches de la société, et la concurrence entre catégories sociales renforce la rapidité des changements.

L'intégration et la poursuite du processus d'adaptation
Après la révolution la raison d'être des cours disparaît. La bourgeoisie, la catégorie sociale devenue dominante a un mode de vie très différent de celui de l'aristocratie. Ils vivent en famille dans un espace fermé et privé (intime). Ils ont adopté les manières de table, les convenances de l'aristocratie, mais celles-ci ne vont plus changer, évoluer, se transformer, ou alors très lentement. Le façonnage des individus et de la société va changer de lieu et d'espace. Ainsi là où va s'élaborer désormais le changement social, ce sera autour de la fabrique, de l'usine, de l'industrie... Dans ces nouveaux lieux de production et de rapport de pouvoir, par exemple, des centaines de milliers de paysans déraciné vont devoir composer, inventer de nouveau mode de vie, pour devenir des ouvriers, avec des habitudes, des convenances, des règles de vie, des attentes très éloignées de celles de la campagne. Les manières de tables propre à la cour, la conviction de participer à une civilisation supérieure parce que fondée sur le calcul et la raison, vont progressivement se diffuser à toutes les catégories sociales de la société, en s'adaptant mais sans tellement se modifier, comme une évidence, et non plus comme l'enjeu central de la vie collective. La civilisation devient de type industrielle. Plus tard on assistera à l'essor des grandes villes qui à leur tour vont devenir le creuset de l'élaboration d'un homme nouveau, de conventions, convenances, d'habitudes, de traditions culturelles. Façonné dans ces lieux, et notamment étudié dans les grandes villes Américaines, cette nouvelle culture va progressivement se diffuser à l'ensemble des sociétés, qui même à la campagne adopteront un mode de vie urbain. Aujourd'hui ce même type de transformation est peut-être à l’œuvre à travers le réseau internet.

Aujourd'hui nous sommes très loin de la société d'ancien régime, pourtant sans en être particulièrement conscients nous en avons hérité certaines convenances, qui certes se sont modifiées, mais auxquelles nous semblons tenir collectivement. Lorsqu'on fait l'analyse de cet acquis, on se rend compte qu'il s'appuie sur des valeurs, comme celle de civilisation qui peuvent nous mettre mal l'aise au sein de la société contemporaine. Nous tenons donc toujours à nous sentir civilisé sur le modèle d'une pensée, d'une conception du monde, qui sépare le « sauvage » du civilisé et qui autant sur le plan historique que sur le plan politique, va s'exprimer sous la forme d'une supériorité d'une certaine idée de la civilisation sur les autres cultures. Nous sommes aussi les héritiers de ces conceptions, même si aujourd'hui nous les mettons en perspective et adoptons un regard critique sur leur évidence. Sans toujours en avoir conscience nos idées peuvent encore d'appuyer sur ces évidences tout à fait arbitraires et relatives.

mardi 15 octobre 2013

Le mot culture #4


L'étymologie du mot culture remonte au latin cultura, qui se rapporte plus précisément à l’agriculture, aux soins portés à la terre. Au 16ème siècle, seulement, en Europe, le mot culture connote un peu du sens qu'on lui donne aujourd'hui. Il est employé dans le sens de « se cultiver » pour donner la pleine mesure de soi-même, de son talent (pour peindre, pour raconter, pour apprécier...). Cet usage du mot va se généraliser, et au 18éme siècle, la culture désigne plus précisément la formation de l’esprit : la culture devient la ressource nécessaire au raisonnement.
Aujourd'hui le terme est employé à tout propos pour désigner toutes sortes de phénomènes de nature très différente.

Les idées, ou certaines idées que nous avons aujourd'hui à propos de ce que nous nommons culture, les philosophes de l'antiquité les exprimaient dans une réflexion sur les modes de vie (bios), ou alors lorsqu'il s'agit des autres (des non-Grecs, non-Romains, le terme utilisé était alors plutôt ethnos (littéralement nation, peuple). Ce dernier mot désigne les autres, les autres "peuples" qui partagent entre eux la même langue, les mêmes rites ou les mêmes coutumes. L'église catholique, d'ailleurs utilisait le terme Ethnikum pour désigner les peuples païens.

L'usage actuel et courant du mot culture mêle ces deux acceptions : une sorte de métaphore de l'agriculture appliquée à l'éducation, à la formation de l'esprit, qui se cultive, s'entretient comme un jardin dont on souhaite récolter les fruits, et, la désignation de l'autre par rapport à des différences dans le mode de vie, les habitudes, les rites, les croyances. Le terme parvient à désigner toutes les différences d'attitude et de comportement observées dans nos sociétés.

La notion de culture et idéologie
L'évolution du sens et de l'usage du mot culture s'établit sur un plan à la fois historique et philosophique.
Pour la philosophie des Lumières, la culture se rajoute à la nature, et permet de distinguer l’homme de l’animal (le propre de l'homme) d'où la nécessité de former son esprit (cultivé s'oppose à sauvage) : la culture est liée à la raison humaine , permet de se libérer de l’irrationnel ou de l’obscurantisme. L'idée de civilisation et de degré d’évolution ou d’avancement dans l’échelle des progrès de l'humanité constitue son corollaire, et va permettre d'expliquer les différences entre les hommes et entre les peuples, notamment en établissant des hiérarchies, supérieur, inférieur. Les degrés de culture pourraient de cette manière participer à la justification des hiérarchies sociales et politiques, à la place du droit divin.

En Allemagne dès 18e siècle, le mot Kultur se confond avec l’idée de nation allemande dans son ensemble. La jeune nation Allemande est considérée comme correspondant au plus haut degré de civilisation. La Kultur est la source d'une glorification nationale.

De la même façon, en France, à la même époque, le mot culture prend le sens et a tendance à se confondre avec le terme de civilisation. L'usage qui est fait du mot connote de plus en plus l’idée d’une sorte d'unité humaine qui l'emporte sur la diversité : l'idée d'un cheminement vers une humanité universelle. La France et le monde occidental dans son ensemble vont être longtemps marqués par ces conceptions du mot. L’idée qu’il existe une sorte d'universalité de la culture, engage dans un certain prosélytisme : envoi de missionnaires pour "civiliser", mais aussi développement de l'éducation. Aussi, elle participe à la question de l'explication des différences entre les peuples, différences d'accès à l'universel, qui ont donné naissance à des théories sur le lien entre degré de civilisation et pureté de la race. Bien entendu, les puissances européennes se sont alors représentées comme le creuset de cette culture universelle ou de cette civilisation.

La notion d'ethnie a suivi peu ou prou le même processus de transformation. Au 18ème siècle elle est popularisée par les intellectuels allemands un peu sur le modèle de l'ethnikum catholique mais tout simplement pour désigner les « non-civilisés », plutôt que les païens. A travers des thèses scientifiques, ou pseudo-scientifiques une confusion évidente apparaît entre les différences linguistiques ou de mode de vie, et les différences ethniques ou raciales.

On doit relever que l'évolution du sens du mot culture, n'est pas simplement une observation qui montre que la définition des mots n'est pas fixée pour l'éternité, mais qu'elle s'inscrit dans des enjeux politiques et idéologiques importants. Ainsi nous constatons un parallèle entre ces définitions nouvelles qui apparaissent au 18ème siècle et les grands événements qui marqueront le 19ème et le 20ème, par exemple le nazisme en Allemagne, et toute l'histoire de la colonisation. Finalement l'école gratuite et obligatoire, l'école laïque et républicaine, et ce qu'on y apprenait émane de cet idéal de la culture/civilisation. L'école a entre autres pour mission de civiliser les campagnes et les faubourgs ouvrier des villes...

Après la boucherie de la première guerre mondiale, les atrocités et la charcuterie de la seconde, s'est alors posée avec une acuité certaine, la question du pourquoi les plus hautes cultures civilisatrices, la civilisation la plus cultivée, la plus en phase avec la raison universelle, la plus sophistiquée qui soit, donnait lieu à autant de barbarie et à autant de destruction industrielle et massive. On s'est demandé, seulement entre philosophes, si les programmes scolaires devaient inculquer l'histoire en marche vers l'accomplissement de l'Humanité, ou l'histoire de la barbarie, l'histoire du développement ou celle de la crise, l'histoire de la révolution industrielle ou celle du réchauffement climatique... On s'est aussi posé la question de la mission civilisatrice que ces sociétés modernes s'étaient assignées auprès d'autres peuples.

Alors le sens du mot culture s'est relativisé, s'est dilué dans la diversité, dans la désignation des différences, presque comme un synonyme du terme ethnie. Un sociologue contemporain désigne la culture de notre temps, comme le "temps des tribus". Il ne vient à l'idée de personne de remettre en question l'idée de l'école du fait des dérives de ce qui a pu fonder le projet initial. L'école, dans sa version laïque et républicaine, même si elle est contestée, est devenue une évidence, un repère, une référence dans la réalité du monde actuel. Sa fonction, ses programmes sont sans cesse réactualisés au gré des nouvelles donnes de la société et de l'évolution de nos conception du vivre ensemble et de la culture. Le modèle est envié et copié par d'autres nations. 

On voudrait inculquer aujourd'hui aux élèves, le goût de l'innovation, le risque, l'esprit d'entreprise, l'envie de différenciation plutôt que de routines, de s'investir tout entier dans une passion même très particulière, de savoir s'insérer dans des petits ensembles professionnels ultra spécialisés. On leur apprend que la diversité est une richesse, richesse au vue des échanges immatériels ou matériels qui peuvent se nouer.  Il s'agit de retrouver les autres en partant, en explorant dans toutes les directions. Il ne s'agit plus d'un chemin tracé, d'un retard à combler, d'un idéal commun à atteindre. 

On voudrait aussi que les élèves comprennent la culture de la nation avec tous ses symboles, et acceptent que cette version édulcorée de la culture/civilisation trône avec beaucoup de tolérance dans le respect des autres cultures. Mais les valeurs, les histoires, les mémoires, les symboles sont parfois tellement contradictoires, inconciliables qu'ils fragilisent la prépondérance d'une culture simplement centrale sur les périphériques (même lorsqu'il s'agit de cultures nouvelles qui n'ont rien à voir avec l'histoire). Par contre l'école donne une priorité à l'enseignement des mathématiques, des sciences, des nouvelles technologie. On parle de culture scientifique ou technologique. A travers la culture NTIC, régie par la logique universelle des algorithmes, se profilent des notions telles que la réalité augmentée, le transhumanisme, s'esquissent les solutions concrètes à tous les défis de la nature, de l'écologie et de la société mondialisée. On peut y trouver quelques similitude avec la conception classique de la civilisation.

Ce nouvel air de civilisation se joue à nouveau contre le pressentiment d'une catastrophe annoncée, d'une barbarie en ordre de bataille sur fond de surveillance généralisée, de puissance de machines qui prennent le contrôle, de pollutions nouvelles... Une sorte de résistance s'organise face des orientations trop univoques, trop absolus, trop définitives...

Les meilleurs élèves auront remarqué que l'universalité de cette civilisation du bit mondialisé, flirte avec des "désirs" de personnalisation, de différenciations à l'extrême, de refonte de la langue parlée dans les groupes scellés par une passion, un feeling de quartier, de lycée, d'appétit pour le tunning ou pourn d'autres choses. Cette refonte des mots, du vocabulaire, des façon de se vêtir ou d'afficher son profil public (marques, tatouages, percings), de mobi-loger, du domicile travail, ou de se désorganiser, illustre la créativité de la société, dont la tribalité confère aux pratiques surprenantes des papous. Elle s'accompagne d'échanges gratuits, de dons, d'informations, messages, photographies, vidéos, sons, services, d'adresses, de liens dans un rapport devenu obsédant aux smartphones.  Elle encourage des confrontations non violentes, des compétitions fondées sur une éthique sportive, au cours desquels se règlent des différends ; les tribus concurrentes se livrent une bataille de réputation, de notoriété, de popularité sans grande volonté "d'absorber" l'adversaire et de gommer ses différences.